Réflexion autour d'une genèse
La fin de l'année 2009 correspond à l'extension du projet Mugi. Il se présente toujours comme celui du défaire plutôt que du faire, comme un focus sur l'apparition, et je continue à me demander quelle présence peut être donnée, et comment, afin qu'elle construise son propre récit, indépendamment de la figure que je donne immédiatement à voir.
Les points explorés sur le plateau lors de ma première étape de recherche, mais aussi lors de l'installation mouvante de Deuxième tranche puis la vidéo in situ utus _ under things under skins, sont repris. Et redépliés.
Éléments primordiaux. De quoi s'agit-il? Ils nomment une autre échelle, non pas le méta-langage du plateau mais son micro-langage. Je suis tentée de faire un parallèle avec les constituants chimiques de la matière : la matière et ses logiques, tendant vers l'infiniment petit, et telle que nous ne parviendrons jamais à l'observer littéralement, parce qu'elle reste au final impossible à isoler, à "uniciser". On peut donc se proposer plutôt, à la façon dont les détecteurs de particules saisissent des trajets, des collisions, des scissions, des fissions, et donc une dynamique de ces éléments, plutôt que des atomes dans leur unicité, d'observer le ballet des composantes d'un espace de représentation.
On ne peut en effet que prétendre isoler ce qui fabrique le plateau. Si je me prête au jeu du descriptif linéaire, se déploie tout un panel, qui va de la localisation du studio ou du théâtre, de son environnement immédiat et de la relation plus ou moins directe que la scène elle-même entretient avec lui ( y-a-t-il des fenêtres, des accès? ); aux éléments qui circonscrivent un plateau et lui donnent sa dimension, c'est à dire ses volumes - murs, cloisons, portes, etc. - et leurs caractéristiques; aux éléments qui permettent à un public de s'asseoir, de s'installer, et peut-être de se tenir à distance et d'observer depuis un certain angle; aux éléments ensuite qui y sont montés, et qui redéfinissent les surfaces de l'espace - un revêtement de sol, un certain nombre de rideaux au montage plus ou moins classique -; aux éléments construisant plutôt une tonalité tels que lumière et son, que l'on manipule presque complètement, en fonction des moyens à disposition; jusqu'à la présence des corps acteurs, aux modalités d'occupation des espaces, notamment les apparitions et disparitions.
En ce sens tout peut être lu comme artifice, comme intentionnalité, et la question qui se déplace avec ce constat serait plutôt de comprendre quel jeu reste possible. Puisque certains éléments seulement sont malléables, comment les autres peuvent-ils encore être déplié sous le regard, telles des strates plus ou moins épaisses observées par la fiction de la coupe transverse en géologie, mais qui parfois affleurent d'elles-mêmes, au hasard des conditions tectoniques et climatiques.
D'ailleurs, la manière dont le projet a trouvé sa première dénomination répond de façon extrêmement lisible à ce besoin d'isoler les composantes du plateau pour mieux les comprendre. J'aborde l'idée de l'extrait, combinée à mon approche chirurgical de la découpe, par le biais de la tranche. Cela permet d'imaginer non seulement le geste de dissection mais aussi celui de la coupe, qui peut être perçue sur un plan autre et révéler ainsi quelque chose de sa consistance, de sa composition singulière. Approche scientifique et potentiellement culinaire par ailleurs. Ce sera donc tout d'abord une première tranche, à laquelle viendra s'adjoindre à titre d'extension une deuxième tranche en juin correspondant à l'installation proposée à partir des mêmes principes. Le choix du titre de la pièce se réorientera finalement sur Mugi pour plusieurs raisons. D'une part, dans un certain rapport à l'animalité, aux productions vocales d'un mammifère relativement proche de l'espèce humaine mais qu'un certain anthropocentrisme réduit à une absence totale de signification. Et d'autre part, pour l'évocation inévitable du cri primal de l'enfant ou encore de celui de l'adulte en colère, soit une amorce vitale donc, soit une perte de contrôle du fait de l'intensité de l'émotion. L'usage d'un participe passé impossible, celui du verbe mugir, vient quant à lui suggérer la possession par ces cris là, et cette intensité interne.
Ce qui émerge plus clairement à ce moment là, c'est le projet de dévisser quelque peu la logique du lieu et sa charge, celle que je perçois après déjà quelques années à fréquenter le lieu. Il s'agit de créer un léger d'espace, au niveau symbolique tout au moins, entre ces éléments pour m'y inclure au même titre, et ne pas m'encombrer ainsi du poids de l'égocentrisme. Je persiste à penser une entrée par le défaire, ou, pour l'exprimer autrement, que seule une compréhension non-productive en tant qu'auteur pouvait me permettre de faire une proposition.
Plus concrètement, il me semblait inimaginable de ne pas me poser la question des données initiales, des pré-requis à toute proposition de ma part, pour un contexte tel que celui-ci. En effet, après plusieurs années à l'intérieur des murs du Cndc, concrètement autant que symboliquement, me revenaient d'emblée ma propre série d'expériences en tant que spectatrice des projets d'autrui, et en tant que danseuse - puisque de nombreux cours et workshops eurent lieu là sur les quatre années précédentes - dans ce grand studio des abattoirs. Je me demandais si ce lieu avait besoin de quelque chose d'autre, de différent peut-être, qui rafraichirait à la fois ma vision et celle d'autrui.
Mon approche fut donc la suivante : si je tente de reprendre à l'endroit du spectaculaire, du moment spectaculaire fantasmé à concevoir plutôt; une fois les personnes assises, là, installées, par quoi sont-elles supposer inévitablement passer? De quelle nature seraient les accords de toute sorte qui habitent cet espace social de la représentation? À quel moment on commence à regarder, à entendre ce qui se passe sur un plateau. Et, en deçà, qu'est-ce qui se passe ou est supposé se passer? Où donc commence l'évènement, l'évènement spectaculaire lui-même? Quel franchissement, quelle bascule s'opère, aurait à s'opérer, pour un spectateur quel qu'il soit et d'où qu'il vienne?
Si j'avais poussé l'ironie plus loin, j'aurais pu nommer pour moi-même un certain nombre de trajets déjà relativement prévisibles et non moins valables : voir une ou plusieurs personnes proposer du mouvement, avec un certain nombre d'éléments connexes pour constituer de manière appropriée l'image, tels qu'une scénographie incluant des lumières et une bande sonore. Avec l'éventualité que la bande son installe un silence habité des présences de tous, et que les lumières restent minimalistes, du type plein feu.
Je n'ai évidemment pas procédé ainsi, par exclusion, mais bien en partant de ma posture et de mon approche spécifique de l'espace.
Pour Mugi, il s'agit de partir du lieu tel qu'il m'est donné, tel que je le perçois. Comment donc commencer, à partir d'une configuration imposée et imposante. Cela inclut une observation simultanée de ma propre perception des limites, et plus précisément des bords de cet espace de jeu, celui dans lequel une place doit se trouver.
Je m'attache initialement aux plans et aux surfaces, à ce qui fait bord, bordure, limite, frontière, enveloppe dans un espace donné, réel, symbolique, et même métaphorique.
Mon intérêt se trouve à cet emplacement précis là, qui consiste à se placer juste avant, en tant qu'acteur du terrain. Je joue avec mon influence réelle sur ces paramètres. Le projet se définirait dès lors presque comme celui de la flottaison du cadre, en maniant un cadre de vison et d'écoute, dans une perspective de se cadrer soi-même.
La question du champ et du hors-champ joue un rôle central de fait, et est ici entendue dans sa réalité plastique, au plus près de l'amorce des sensations de présence, et, corrélativement, d'absence. Et, par conséquent, du fait de cette tendance à faire disparaître, à maintenir l'absence, il s'agit donc principalement d'entretenir le tâtonnement dans les chemin du percevoir. Les surfaces, quelles qu'elles soient, deviennent des surfaces de projection. Celles donc du lieu mais aussi les corps et les objets.
Se pose la question plus largement du moment où émerge une image, et du moment où s'applique une narration. Moments que je cherche à distordre, en m'attachant aux étapes par lesquelles un espace peut se construire, c'est à dire garantir sa continuité, sa cohérence, sa "perceptibilité". Somme toute, la façon dont il se rend préhensible.
Différentes trames finalement se superposent :
> une trame quasi-narrative - en creux, faite de situations, de personnages, de micro-fictions, de séquences -
> une trame quasi-lumineuse - installant apparitions et disparitions et le focus mis sur les différents niveaux de noir, la vidéoprojection notamment de matières noires sur le plan du rideau de fond -
> une trame quasi-sonore - agissant comme référentiel, et constituée exclusivement de matière vocale du sujet en creux, aux zones de production ou de diffusion mouvantes -
Un personnage unique et néanmoins protéiforme se laisse deviner entre ces trames.
Texte rédigé dans le cadre du projet de recherche Espace sonore / Journal de la présence sonore dans mes espaces chorégraphiques Master 2 création et performance Université Paris 8 Saint-Denis et Cndc d'Angers